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Entretien avec Nor Haratch


NDLR.- Ces dernières années sont apparues sur l’échiquier politique, en Arménie comme en Diaspora, de nouveaux mouvements. Le dernier est celui né en France sous le nom de “Շարժում” (Mouvement). Certains des animateurs de ce mouvement sont connus pour avoir milité pendant des années pour la cause arménienne. Nous publions l’appel de ce dernier, diffusé à la veille des commémorations du 24 avril, ainsi qu’une interview avec Yeriché Gorizian, responsable de “Շարժում”, pour clarifier certains points forts de l’appel.

Nor Haratch – Votre démarche est intellectuelle et politique, elle vise à faire bouger les lignes pour promouvoir une nouvelle façon d’aborder la cause arménienne. Quel est pour vous,  actuellement, le contenu de la cause arménienne : reconnaissance, réparation, démocratie participative, indépendance de l’Arménie et de l’Artsakh ?

Yeriché Gorizian : La cause arménienne doit être envisagée de manière globale. Ce que l’on appelle « cause arménienne » renvoie aux intérêts du peuple arménien, à la défense de ses droits en tant que peuple. Pour le mouvement Charjoum, c’est la justice qui est la notion clé. Seule la justice, et donc la réparation des préjudices qui résultent des crimes dont a été victime le peuple arménien, peuvent permettre de résoudre la question du génocide des Arméniens. Mais la justice tant espérée par le peuple arménien serait incomplète et trop imparfaite si elle ne concernait que notre rapport avec l’Etat turc. Nous sommes donc solidaires avec ceux qui militent pour la justice sociale en Arménie, la justice dans les rapports entre les citoyens de la République d’Arménie et leurs autorités publiques, la justice pour les femmes victimes de violences, la justice pour les travailleurs, pour les plus faibles et les plus discriminés.

Nous ne sommes pas dans une démarche de donneurs de leçons. Nous allons en Arménie et nous avons des contacts avec des gens qui, sur place, veulent changer les choses. Nous avons un devoir de solidarité avec ceux qui envisagent un projet national inclusif et tolérant. Si l’on doit parler de nation, alors c’est avec tous les Arméniens et toutes les Arméniennes. Si la diaspora est indifférente face aux grandes difficultés des Arméniens d’Arménie, alors c’est l’existence même de l’Etat arménien qui sera menacée. Il y a tant de choses à inclure dans la définition de la cause arménienne et bien sûr que la défense de l’indépendance de l’Arménie et de la République du Haut-Karabagh est primordiale. Cette indépendance est loin d’être réelle aujourd’hui. D’abord parce que tout le pays est victime d’un blocus et qu’il est menacé militairement par l’Azerbaïdjan et la Turquie. Mais l’indépendance, donc l’émancipation, doit aussi être pensée vis-à-vis de la domination des oligarques du pays, vis-à-vis des Etats les plus puissants du monde, y compris la Russie qui est la puissance régionale, et enfin vis-à-vis du système capitaliste financier qui a terme, risque d’être le principal prédateur de l’Arménie. L’indépendance n’est jamais totale et n’interdit pas d’avoir des alliés. Mais elle consiste en une lutte permanente contre la domination des plus forts.

NH – Vous affirmez que « la société arménienne ne peut se construire que si elle sort de cette démarche de célébration de la souffrance …», quels sont les fondements de votre assertion ?

YG : Nous ne prétendons pas militer pour que les individus et les familles sortent de la souffrance. Ce n’est pas notre rôle. Ces souffrances, lorsqu’elles sont vécues, sont réelles et il ne nous appartient pas de les nier. L’histoire des individus et des familles doit être respectée. Ce que nous pensons, c’est que le projet  collectif des Arméniens, ne peut être uniquement commémoratif. Le risque serait ici de dépolitiser la souffrance, de la rendre uniquement mémorielle. Or la tentative d’extermination des Arméniens n’est pas neutre et nos revendications post-génocidaires ne le sont pas non plus. Les effets du crime sont toujours présents et nous n’envisageons pas la question du génocide sans la lier avec l’exigence de justice. S’il n’y a que de la mémoire du passé et pas de revendications pour construire l’avenir, alors le risque est de sombrer dans une démarche de célébration de la souffrance. Ceux qui ont écrit sur la résilience ou les mémoires traumatiques décrivent bien ce que peut être l’enfermement dans une construction de l’identité basée sur le statut de victime. Mais heureusement pour nous, les 3ème et 4ème générations après le crime, même si elles n’oublient pas, ne sont pas piégées dans une torpeur victimaire. « L’entreprise criminelle de l’Etat turc a échoué à nous transformer en des victimes permanentes, nous sommes debout et nous allons continuer à construire notre devenir, comme nous l’avons toujours fait ». Voilà comment notre génération envisage les choses.

NH – Qu’est-ce que vous entendez par « une conception culture, politique, et sociale des luttes du peuple arménien »? En Diaspora? En Arménie ?

YG : Ces dernières semaines, nous avons pu voir un peuple arménien en lutte contre l’agression militaire de l’Etat azerbaïdjanais. Cette agression, nous l’avons subie, au sens où nous ne l’avons pas souhaitée. Il faut rendre hommage à tous ceux qui ont protégé le peuple contre cette tentative d’invasion de la part d’une des pires dictatures du monde. Mais les ennemis du peuple arménien ne peuvent nous contraindre à ne penser qu’à travers les menaces qu’ils font peser sur nous. Le peuple arménien mène des luttes tous les jours, pour faire vivre sa culture en diaspora par exemple. En ce sens, les écoles arméniennes du monde entier livrent un combat admirable. Les jeunes qui manifestaient le printemps dernier à Erevan, contre le prix de l’électricité et pour leurs droits, étaient aussi en lutte. La lutte du peuple arménien, comme celle de tous les autres peuples, n’est pas seulement la lutte pour sa survie, c’est aussi une lutte politique, sociale, pour la justice, la liberté, l’égalité, la dignité ; en Arménie et en diaspora. C’est aussi une lutte en Turquie même, où il reste des Arméniens et où de plus en plus de citoyens découvrent leurs origines cachées. En ce sens nous sommes très respectueux du travail réalisé par certaines associations arméniennes en Turquie, afin de faire vivre l’arménité avec moins de complexes, dans ce pays si risqué pour les Arméniens. Nous sommes très proches du mouvement Nor Zartonk qui a occupé l’orphelinat du Camp Armen (Ndlr : à proximité d’Istanbul) afin qu’il soit restitué aux Arméniens.

NH – Vous affirmez que « lutter c’est d’abord faire valoir ses droits, revendiquer sa liberté de déterminer son futur et de se présenter au monde comme un peuple debout ». Les questions identitaires occupent de plus en plus les esprits. Un peuple debout? Quel peuple? Le CCAF s’est trouvé confronté à ce dilemme quand il a voulu lancer le projet de rénovation de ses structures. Qui est Arménien en France ? Est-on Arménien de France ou français d’origine arménienne ?

YG : Un peuple debout c’est un peuple libre qui défend son choix de projet collectif que l’on doit réinventer chaque jour, et qui refuse de ne se concevoir qu’à travers le regard de son bourreau. Un peuple arménien debout, c’est un peuple qui rend hommage aux 1 500 000 morts du génocide des Arméniens, en Arménie et en diaspora, mais qui célèbre aussi tous ceux et toutes celles qui ont résisté lorsque les Arméniens étaient en danger. C’est pour cette raison que Charjoum est venu défiler lors de la marche parisienne du 24 avril 2016, avec une centaine de pancartes sur lesquelles étaient collées des photos de femmes et d’hommes qui avaient lutté pour le peuple arménien (Chavarch Missakian, Monté Melkonian, Sossé Maïrig, le Général Antranik, Zabel Essayan, SoghomonTehlirian, etc.).

Quant à la question de savoir s’il faut utiliser l’expression “Arménien de France” ou Français d’origine arménienne », cela doit, à mon sens, relever du choix individuel. Chacun est libre de se concevoir et de s’identifier comme il le désire et comme il le ressent. Les difficultés du CCAF sont en réalités toutes autres. Cette structure s’est progressivement voulue être représentative, sans avoir un mode de désignation de ses représentants qui soit vraiment représentatif. Il avait d’ailleurs pris acte de ce problème en entamant une réflexion sur la refonte de son fonctionnement, en envisageant même une élection de ses dirigeants par la communauté. Ces réformes ne sont pas allées à leur terme.

NH – En France les principes de citoyenneté et d’universalisme dominent. L’espace public n’étant ouvert au public que par voie élective, locale ou nationale, toute autre démarche étant vue comme relevant du domaine privé ou associatif. Est-ce que le la cause arménienne peut s’inscrire dans le contexte politique français ? Comment réconcilier la cause arménienne et les valeurs universelles de justice, de liberté et démocratie? Ne voyez-vous pas de contradictions entre la démarche communautaire et le rejet dans la pensée politique française de toute approche communautaire ?

YG : Il n’y a pas de fatalité dans la relégation des questions arméniennes au champ communautaire. Car ce ne sont pas des questions exclusivement communautaires. Lorsque les Arméniens de Syrie étaient en danger de mort, lorsque ceux d’Irak avant eux ont dû fuir, lorsque les habitants de l’Artsakh se battent contre l’invasion des armées du dictateur Aliev, lorsque les femmes d’Arménie réclament une loi contre les violences conjugales ou simplement l’égalité, lorsque les associations arméniennes demandaient que la loi française sanctionne tous les négationnistes, rien de tout cela ne peut être confiné dans le particularisme. Ce sont à chaque fois des situations ou des revendications qui peuvent être partagées par le plus grand nombre.
Pour notre part, nous avons fait le choix de la solidarité et de la liberté. Nous voulons plaider pour une solidarité des luttes d’émancipations, au sein du peuple arménien, mais aussi avec les luttes des autres peuples. Ceux qui luttent pour leurs droits partagent beaucoup de choses. Mais nous ne sommes pas naïfs. Ce n’est pas seulement la solidarité qui rendra nos revendications plus audibles dans la sphère publique française. Nous sommes conscients que le refus du communautarisme cache parfois le refus d’écouter nos revendications qui, comme je l’ai dit précédemment, n’ont souvent rien de communautaire.
Mais il est certain qui si l’approche est uniquement envisagée à travers le prisme communautaire, alors les revendications arméniennes ne seront que très partiellement inscrites dans le contexte politique français, voir inaudibles. C’est la raison aussi pour laquelle nous avons fait le choix d’agir avec liberté. En se préoccupant des intérêts des Arméniens indépendamment des logiques partisanes. A l’instar de beaucoup d’Arméniens de la diaspora et  comme a pu l’exprimer en substance Appo Jabarian (Ndlr : rédacteur en chef du magazine USA Armenian life) dans des articles datant du mois d’aout 2015 par exemple, nous en avons assez de voir certaines conduites guidées par la consanguinité des intérêts de la communauté avec des intérêts privés. D’autant plus, quand les intérêts des  Arméniens sont toujours relégués au second plan.
Notre démarche ne doit pas susciter la défiance des représentants communautaires. En effet, parce que ces représentants se trouvent parfois en situation de négociation avec les pouvoirs publics, il est impossible pour eux d’être durablement critiques vis-à-vis d’un pouvoir avec lequel ils souhaitent travailler de concert. Par conséquent, notre totale indépendance et la démarche des structures se voulant représentative de la communauté arménienne, si elles sont différentes, peuvent néanmoins être complémentaires. Nous pensons que tous ceux qui œuvrent en faveur des droits des Arméniens peuvent tirer profit de l’apparition d’initiatives libres. Cette liberté ne saurait être synonyme d’irresponsabilité, d’autant plus que la plupart de ceux qui ont constitué ou rejoint le mouvement étaient, et sont pour certains encore, des cadres dans des associations arméniennes déjà existantes. Et bien évidemment, nous saurons nous mettre au service des initiatives allant dans le sens de nos valeurs en matière de cause arménienne. Charjoum était présent le 24 avril dans les manifestations contre l’agression militaire de l’Azerbaïdjan contre la République du Haut-Karabagh, et lors des rassemblements initiés par le Collectif pour le Karabagh autodéterminé pour protester contre les Etats qui vendent des armes à ceux qui tuent les Arméniens.

Entretien paru dans le supplément n° 260 du 7 mai 2016.