Lecture du momentMis en avant

Anahide, Chronique d’une voix libre Radio Forum (1981-1982)

Les paroles s’envolent… surtout celles qui furent diffusées sur les ondes des premières “radios libres” apparues en 1981 grâce à l’ouverture de la Modulation de Fréquence – auparavant monopole d’État – par François Mitterrand. Liberté nouvelle que les associations arméniennes ne pouvaient laisser passer, en particulier à cette époque où la “Cause arménienne” était largement ignorée du public ou souvent réduite par les médias français à un traitement factuel des attentats des Commandos des justiciers du génocide arménien et de l’ASALA.
Les premières radios libres en France ont permis à des voix arméniennes de s’adresser à l’ensemble de la communauté, mais surtout de faire connaître la “Cause” au-delà du cercle communautaire.
Le “mouvement des radios libres” est né en 1977 à l’initiative de jeunes intellectuels de gauche acquis aux idées contestataires, qui diffusaient illégalement des émissions dont les thèmes auraient été censurés par les quatre seules stations d’État alors autorisées à diffuser sur la bande FM. Dès le 10 mai 1981, jour de l’élection du premier président socialiste, les radios libres se sont mises à proliférer sur le territoire. Elles furent d’abord tolérées, puis autorisées.
Dès l’automne 1981, Serge Délain, un “artiste un peu bohème” créateur de Radio Forum, souhaite donner la parole à des représentants de la Cause arménienne et propose du temps d’antenne à des membres du parti Dachnak. Une heure, puis deux, le dimanche matin. Ainsi naquit Forum Radio Ararat ! Pour toutes ces radios pionnières, associatives et sans but lucratif, les moyens matériels étaient artisanaux, mais tout cela s’effaçait derrière la joie d’exercer des droits nouveaux.
Toutefois, en ces temps-là, nulle politique d’enregistrement, donc peu d’archives sonores et pas encore de podcasts.
C’est pourquoi la découverte faite par Taline Ter Minassian dans les archives de sa mère est providentielle : en bonne historienne, Anahide Ter Minassian avait conservé les notes manuscrites de ses 25 chroniques, préparant pour nous aujourd’hui de précieuses sources historiques.
Anahide Ter Minassian s’était lancée avec enthousiasme dans cette aventure, abattant chaque semaine un travail considérable de dépouillement de la presse française et internationale, mais

aussi, de traduction en français de la presse arménienne paraissant en plusieurs langues. Ses revues de presse rendaient ainsi accessibles à tous les informations publiées par tous ces médias. Haratch, bien sûr, Azadamard, Achkhar, mais aussi Alik (Téhéran), Armenian Weekly (Watertown), Asbarez (Fresno), Azad Or (Athènes), Aztag (Beyrouth), Jamanag et Marmara (Istanbul), parmi d’autres.
Si les moyens matériels étaient limités, le niveau de ces chroniques hebdomadaires d’une dizaine à une trentaine de minutes, étonne encore par leur richesse et leur qualité. Ces caractéristiques tiennent bien sûr aux compétences d’Anahide, notamment à sa capacité, par sa grande connaissance du terrain, de jouer un rôle d’observatrice engagée, analysant les aspirations nouvelles de la diaspora comme celles de la société civile en Arménie soviétique et au Karabagh.
Mais, l’époque fut aussi particulièrement dense en bouleversements. La guerre civile au Liban, la Révolution islamique en Iran, les mouvements dissidents dans le bloc de l’Est, les attentats arméniens en diaspora… Les revues de presse d’Anahide se font l’écho de tous ces événements et de leurs répercussions à l’échelle arménienne. C’est l’époque de l’arrestation, à Orly, de Monté Melkonian (sous un faux nom), du procès de Max Hraïr Kilindjian (accusé d’un attentat contre un ambassadeur de Turquie en Suisse) ou encore de l’emprisonnement de Paradjanov, dont Anahide a rapporté en France une copie du film “Sayat Nova, Couleur de la grenade”.
L’ouvrage comportant ces chroniques d’Anahide Ter Minassian est donc un précieux témoignage, à plusieurs niveaux.
Thierry Lefebvre, historien des radios libres consacre sa préface à la mise en perspective de Radio Forum et de ses émissions arméniennes dans le mouvement de démocratisation des années 1980. Taline Ter Minassian, historienne elle aussi, met en relief les apports historiques de ces documents et présente une édition soignée des notes manuscrites de sa mère, qu’elle a dû déchiffrer, transcrire, parfois même corriger (au plan des transcriptions de noms étrangers par exemple).
L’éditeur, Jean-Jaques Avédissian, qui a toujours assumé le risque de publier des livres sur “l’Arménie combattante” à différentes époques, a ici signé la postface, intitulée… “Dans l’autre camp”. Observateur engagé lui aussi, il a également été membre d’une équipe diffusant des émissions arméniennes sur Radio Forum, mais une équipe du MNA (Mouvement national arménien) naissant, soutien de l’ASALA.
Avec le recul, ce livre a l’avantage de nous éclairer sur ce maelström d’événements dans lequel les Arméniens ont été pris au début des années 1980, mais aussi comment ils ont essayé de les comprendre. Il enrichit l’histoire d’un moment de démocratisation en France, celle des Arméniens en général et celle de la diaspora arménienne en France en particulier, avec ses fractures. Il présente également des aspects étonnamment contemporains ou répétitifs de l’histoire. L’ouvrage permet en somme d’attirer l’attention sur le long et remarquable chemin de cette diaspora pour exister, grâce aux talents et à la combativité d’indestructibles militants, dans l’espace public.
Anahide Ter Minassian, Anahide, Chronique d’une voix libre, Radio Forum (1981-1982). Préfaces de Taline Ter Minassian et Thierry Lefebvre, postace de Jean-Jacques Avédissian, Éditions Thaddée, 251 p., 25 €.