Minorités d’Orient de Tigrane Yégavian
Avec Minorités d’Orient, Tigrane Yégavian livre un essai aussi décapant qu’éclairant. Diplômé de Sciences Po. et de l’Inalco, ce journaliste et essayiste a aussi une excellente connaissance du terrain grâce à ses nombreux séjours au Moyen-Orient et à sa connaissance des langues de la région. Il sait également, à travers ses entretiens et ses lectures, puiser aux bonnes sources d’information. Son enquête commence par provoquer chez le lecteur occidental la prise de conscience de l’invraisemblable complexité du Machrek, imbrication de peuples et de confessions dont tous sont loin d’être connus du public.
Pourtant, « Printemps arabe », « État islamique », « Chrétiens d’Orient », etc., sont des termes on ne peut plus répétés, voire galvaudés, sur la scène médiatique européenne, mais, précisément, un journalisme simplificateur n’en facilite pas la compréhension. À cette schématisation, s’ajoutent d’autres obstacles comme l’ignorance du passé, la projection de catégories eurépéocentrées, la croyance aux « discours de façade »… Dans cet essai au contraire, l’auteur entend appréhender le sujet en tenant tous les fils en même temps et, qui plus est, sans se couper de l’histoire. Ainsi, la plupart des représentations qui, à force de circuler, finissent par passer pour vraies sont méthodiquement passées au crible. La France protectrice des Chrétiens d’Orient ? Le panarabisme laïc du xxe, rempart contre l’islamisation ? Le Kurdistan irakien, « refuge des minorités » ?
Tigrane Yégavian s’attaque également sans tabou aux représentations que les minorités d’Orient se font d’elles-mêmes. Il pointe leurs responsabilités (naïveté politique, luttes intestines, difficulté à sortir de la « dhimmitude », etc.) et en appelle à un aggiornamento nécessaire tant pour trouver une nouvelle coexistence citoyenne au Moyen-Orient que pour empêcher que l’exil massif et la diasporisation de ces populations ne soit synomyne de disparition.
Avec les incursions récentes de la Turquie dans le Nord de la Syrie, l’actualité la plus brûlante rattrape les Minorités d’Orient, mais le cadre d’analyse posé par Tigrane Yégavian résiste au choc et permet de vérifier les lignes de continuité établies au sein de ce contexte. Depuis l’abandon de la Cilicie et du sandjak d’Alexandrette par la France et la longue « succession de renoncements » des États occidentaux, l’impunité de l’agresseur ne peut pas surprendre.
Tigrane Yégavian, Minorités d’Orient, Éditions du Rocher, octobre 2019, 226 p., 14,90 €.